samedi 2 novembre 2013

Le torrent

Franchement, je ne sais pas du tout ce qui m’a pris. Au début, forcément, j’ai cru que j’avais un genre de grippe ou une espèce de rhume, enfin je ne sais pas moi, un machin quelconque, vous voyez? Je me trimbalais un crâne de trois tonnes, avec cette vision grand-angle, vous savez, et aussi cette inconcevable euphorie, carrément déplacée vu les circonstances… je vous assure, j’y ai vraiment cru à cette histoire de grippe! Au début en tout cas… Parce qu’évidemment, par la suite, et en toute honnêteté, ça ne tenait pas terriblement le coup, comme explication… Remarquez, c’est pas que j’y tienne tant que ça non plus, moi, à m’expliquer, ça non, mais bon, puisque de toute façon on est là et puis, aussi, ce qui est fait est fait, alors quoi? Après tout, je m’en fous, moi. D’abord, on a tout de même un peu forcer la dose avec toute cette histoire, vous croyez pas? Bon, d’accord, d’accord, c’est vrai, on ne se jette pas comme ça en pleine rue, en plein jour, à la face de tous en hurlant comme un perdu, pour ensuite foncer bille en tête sur le premier venu et lui foutre une commotion sans plus d’explication, mais quoi, merde, je vous l’ai dit, j’avais ce truc, enfin vous savez, cette grippe qui n’en était pas une ou je ne sais quoi, oh et puis zut! De toute façon, le premier venu, c’est vite dit ça, hein, parce que, tout à fait entre nous, hein, ça n’a pas traîné qu’on me tombe sur le paletot après ça, alors vous repasserez, non mais, avec votre premier venu à la con! Bon, bon, ça va, ça va, je m’excuse, je sais, je sais, c’est vraiment pas la peine de l’insulter en plus, mais bon, c’est vrai quoi, vous m’énervez à la fin avec toutes ces questions et puis, en plus, voila la fièvre qui me reprend…

Bon, bon… Voilà à peu près exactement ce qui s’est passé. Mais je dois quand même, pour commencer, vous reparler de cette grippe-machin-fièvre qui me reprend parce que quand ça m’a pris, que cette voix, je veux dire la mienne, ma propre voix mais, vous savez, qui s’adresse à vous comme si vous étiez quelqu’un d’autre et alors j’étais là tout suant avec le tournis et tout et il y avait cette chose, enfin cette impression absurde, vous savez, complètement à côté de mes patins, d’être, je ne sais pas moi, d’être comme invincible, mais non, c’est pas tout à fait ça, pas vraiment immortel non plus mais plutôt, comment dire, vous savez, qu’on ne pouvait pas m’atteindre, oui c’est ça, que rien, absolument rien ne pouvait vraiment m’atteindre, je veux dire, on pouvait m’avoir ou me réduire en bouillie ou n’importe quoi mais de toute façon ça n’avait pas la moindre importance, je resterais comme qui dirait en dehors de ça, vous me suivez? Bref, j’étais dans un état lamentable tout en pétant littéralement le feu à l’intérieur avec la cervelle qui cherchait à me sortir du crâne et aussi cette voix grotesque, ma propre voix, froide, impersonnelle et hystérique toujours à m’injecter les flammes de son délire ou le mien, je ne sais plus mais c’était dément, c’était délicieux.

Comment? Ah oui, ce que je me racontais, oh bof… Je ne sais pas moi, n’importe quoi, des conneries, tenez, par exemple, je pouvais rester des heures, je vous jure, des heures, assis au bord de mon lit poisseux, à fixer le mur tout jauni avec des craquelures minuscules, vous savez, sans même battre des cils et je, plutôt ma voix me répétait des machins invraisemblables, genre, heu… : dérisoire mon vieux de pleurer/ dérisoire l’infinité de tes existences possibles/ dérisoire mon vieux/ dérisoire de s’asseoir pour pleurer/ dérisoire de mourir/ dérisoire de mourir mort à soi/ dérisoire mon pote/ dérisoire et rasoir/ dérisoire/ dérisoire; enfin des inepties dans ce goût-là, je ne me souviens vraiment pas mais vous voyez quand même le style. Ou alors je sortais et j’arpentais la ville à une cadence ahurissante, toujours à marmonner je ne sais quoi, effrayant les passants qui pourtant en voient bien d’autres; je pouvais partir de chez moi comme ça, au milieu de l’après-midi, et traverser toute la foutue ville du nord au sud en passant par le mont Royal que j’escaladais en quatrième vitesse, grimpant carrément à flanc de montagne pour aboutir crasseux et dégoulinant de sueur devant les abrutis interloqués venus faire une pause carte postale au fameux belvédère de mes fesses et après ça je traversais le sommet en flèche pour redescendre finalement quelque part dans l’ouest et aboutir sans jamais m’en rendre tout à fait compte au milieu de la chic populace de la rue Sherbrooke et je fendais la foule, pouilleux, minable et sentant le rance, ne voyant rien n’y personne, n’entendant que cette voix folle que je ne reconnaissais déjà plus et tout d’un coup je prenais, comme ça, sans crier gare, une conscience démesurée, douloureuse, des gens qui me croisaient, de leurs regards torves, englués de peur et de mépris et ma voix se gonflait en moi, se fracassait sur les parois de mon crâne, regarde-les, mon pote, regarde-les bien, observe la cadence infernale, tous autant qu’ils sont, tu m’entends, tous, ils se consument en pure perte comme de braves petites machines de merde, et tout ça dans un seul et unique but, mon pote, hein, et toi tu le sais, et moi je le sais, mais eux, ces enfoirés, ils n’en auront jamais l’ombre d’un soupçon, pas vrai, ces tarés ne s’épuisent que pour produire ce qui leur manquera toujours désespérément, de l’esprit mon vieux, oui, du pur Esprit! Et je me répétais ça et me le répétais sans arrêt jusqu’à ne plus pouvoir me contenir, un bonheur délirant et absurde, démesuré, cherchant à fendre ma peau pour s’échapper, je ne sais pas, j’aurais voulu m’arrêter au beau milieu de la rue, les forcer tous à s’arrêter pour enfin leur dire, leur dire, heu… Hum! Eh bien, heu, justement, arrivé à ce point de ma dévorante euphorie, je n’arrivais même plus à me rappeler ce que je pensais à peine quelques secondes avant et heu, qu’est-ce que j’étais en train de raconter, là?

Ah oui… Hum! Bref, je m’exaltais à m’en faire péter les viscères, j’étais sur la rue Sherbrooke, en début de soirée je crois, la sueur dans mes cheveux couvrant mon front d’espèces de rouflaquettes ridicules et heu, brusquement, j’ai croisé le regard de ce type, heu vous savez, le type à qui heu, eh bien hum… bref, celui à qui j’ai un peu fendu le crâne, non mais je le regrette, je le regrette, je le regrette, je vous le jure sur la têt… Hum! Bon… Alors, ça va, ça va, je continue, je continue, j’ai donc croisé son regard tandis que je me répétais mon histoire de machines et d’esprit et tout, vous savez, et paf! un grand trou noir m’a aspiré la cervelle et la voix, d’un seul coup, et je suis resté planté là à tanguer sur le trottoir, propulsé hors du temps, habitant la lumière irritante de ce regard où perçait un petit rire moqueur, oh, à peine perceptible. Ma voix fut alors remplacée par la sienne, mon délire par le sien et je l’ai littéralement entendu penser, en me voyant : MACHINE!

Après, je ne sais plus, vraiment je vous jure, je ne me souviens de rien, je n’en peux plus, je suis fatigué, j’ai soif, je veux m’étendre, dormir, je peux avoir de l’eau? Mais non, je vous assure, je ne cherche à rien gagner du tout! C’est vrai, je sais, vous me l’avez dit et redit et re-redit que je m’étais jeté comme un enragé sur ce pauvre type, pardon! c’est pas ce que je voulais dire et puis merde, je vous ait dit que je regrettais et que c’est vrai que je le connaissais pas et que je ne sais vraiment pas pourquoi je lui ai fracassé le crâne sur le trottoir, si vraiment je l’ai fait, et qu’est-ce que ça peut vous foutre de toute façon, je n’en peux plus moi… Et puis d’ailleurs, je n’ai qu’à arrêter de penser et pouf!, vous voilà disparus!



2 commentaires:

  1. Sapristi de calisse, une monstruosité de belle toile ! Ça saisit, j'aime ça. Anguleux psychédélisme.

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