J’étais là, expresso à la main, à me dénouer lentement les synapses, furetant dans une vieille boîte de livres dans l’espoir vacillant de trouver un titre que j’avais croisé chez le bouquiniste il y avait quelques semaines déjà et qui m’était brusquement revenu à l’esprit. J’étais certain d’avoir eu entre les mains, quelque part au début de la vingtaine, cet ouvrage alors pour moi plein de mystères rationalisés, une espèce de bilan de la recherche scientifique sur le facteur psi, déjà plus très jeune, datant des années 1970 j’imagine, s’appuyant sur des expériences en laboratoire et tout, qui traitait principalement de télépathie, précognition et télékinésie, si mon souvenir est bon... En tout cas, je n’ai finalement pas trouvé le bouquin en question. Mais ça m’a tout de même remis en mémoire un grand questionnement surgi de cette lecture. En fait, outre quelques vagues détails, c’est surtout de ce questionnement dont je me souviens le mieux.
À vrai dire, si ce genre de sujet pouvait exercer sur moi une certaine fascination, en général, je trouvais totalement assommants les discours ésotériques et un peu pathétique ce besoin de pouvoirs paranormaux alors que la plupart des gens n’atteignaient jamais même de très modestes pouvoirs simplement «normaux» – comme juste ne pas avoir à constamment se comporter en abruti en vertu d’une conception de l’existence limitée à un «fais ce que dois» platement réduit à l’assujettissement volontaire à un devoir imposé par personne ne savait qui ou quoi exactement. N’empêche, il n’était pas si difficile de me faire admettre l’éventuelle réalité de phénomènes tels que la télépathie ou la télékinésie (d’autant plus que si les résultats des expériences citées dans le bouquin suggéraient une très forte probabilité à cet égard, cela restait à des degrés tout de même très modestes – on y constatait, pour la télépathie par exemple, des concordances que le hasard seul ne pouvait expliquer, mais on restait tout de même bien loin des fantasmagories où un illuminé lit dans vos pensées comme dans un livre ouvert). Non, le truc qui m’embêtait vraiment, c’était la précognition. Parce que ça, si vraiment c’était possible, pré-voir des événements à venir, alors là, il n’était plus juste question de s’interroger sur le comment de la chose – après tout, dès le moment où il est devenu possible de véhiculer en temps réel des sons et des images, cette idée qu’on puisse percevoir ou agir à distance, par la seule pensée, est devenu, comment dire, moins choquante… Mais la précognition, c’est tout autre chose, ce n’est pas simplement percevoir à distance, mais à travers le temps. Ça concerne des événements qui ne se sont pas encore produits. Ce qui, forcément, fait resurgir le spectre du Destin.
Car, tout de même, me dira-t-on – et si on me le dit pas, m’en fous, me le dirai moi-même! –, si je peux avoir conscience d’événements qui ne me sont pas encore arrivés, c’est que d’une façon ou d’une autre ils existent déjà, non? Et cette question là, bien sûr, est terriblement embêtante… (Tellement d’ailleurs que, si vous me le permettez, je vais faire une petite pause, histoire de me caféiner un peu avant de poursuivre…)
(Voilà. C’est fait. Merci.)
(Me sens tout guilleret moi maintenant. C’était un double, j’ai peut-être exagéré… Après tout, le sujet impose un ton à la fois docte et posé. Exercices respiratoires pour abaisser un brin le rythme cardiaque et hop! Reprenons tout ça en troquant le «je» pour un «nous» – ça fait plus sérieux paraît-il...)
En vérité, pour qu’on puisse à juste titre parler de destin, il faut qu’il y ait invariabilité des événements «pré-vus». Nous devrons donc tout d’abord envisager la question de savoir s’il est possible ou non d’agir sur les événements «à venir» entrevus par le biais de la précognition. S’il s’avérait que cela soit possible, l’avenir demeurerait incertain (en fait, la précognition n’offrirait alors qu’un outil d’anticipation de plus, déplaçant simplement la zone d’inconnu à l’égard de l’avenir puisque la modification d’un événement entraînerait de nouveaux événements jusque-là imprévisibles qui, s’ils étaient alors «pré-vus» et modifiés, entraîneraient à leur tour de nouvelles conséquences et ainsi de suite, à l’infini) et alors, chers amis, on pourrait enfin mettre un terme à tout ce verbiage, paf! Liquidé, le Destin. Mais sinon? Eh bien, sinon, on verra…
Si l’on doit envisager la possibilité de modifier des événements «à venir» perçus par le biais de la précognition, il importe de préciser, autant que possible, la nature de cette dernière. À cet effet, j’aimerais rappeler une hypothèse de travail utilisée lors de recherches sur les rêves prémonitoires et selon laquelle l’intensité de la charge émotive associée aux événements augmentait significativement la justesse précognitive des rêves du sujet. Sans qu’il soit possible, bien entendu, de confirmer hors de tout doute (il s’en faut de beaucoup) la validité de cette hypothèse et sans non plus entrer dans les détails des expériences réalisées, retenons néanmoins que les résultats obtenus en créant artificiellement une atmosphère affectivement stimulante convainquirent les expérimentateurs qu’une telle atmosphère améliorait effectivement les capacités de précognition du sujet. Si, en accord avec cette hypothèse, on reconnaît une telle importance à l’intensité des émotions suscitées par les événements «pré-vus», on reconnaîtra également la nécessité, pour qu’ils puissent induire de telles émotions, que ces événements soient réellement vécus. On voit donc difficilement comment ils pourraient être modifiés ou, plus invraisemblable encore, évités, puisque ce qui les rend «pré-visibles», c’est justement qu’ils sont déjà vécus de façon particulièrement marquante, mais non encore advenus (ici, la langue française ne nous permet pas d’exprimer au futur une équivalence de la forme «avoir été», une sorte de futur composé, qui conviendrait parfaitement à cette «mémoire inversée»). Mais, outre cette réserve d’ordre strictement logique, la parenté entre précognition et souvenir ouvre la voie à certaines suppositions fondées sur cette analogie qui ne nous semblent pas d’un moindre intérêt. Voyons ça de plus près…
Soulignons tout d’abord qu’il y a une différence très nette entre «pré-voir» et se transporter dans l’avenir, tout comme le souvenir ne nous ramène pas réellement en arrière. On doit garder clairement à l’esprit que les perceptions extrasensorielles, si elles existent, sont vraisemblablement, au même titre que toute perception, soumises à certaines limites de la conscience. Ce qui veut dire, entre autres, qu’on ne saurait les intégrer toutes de façon consciente, ni, évidemment, avoir présentes à l’esprit en même temps toutes celles accessibles à la conscience, incluant celles «mémorisées par avance» (le vocable approprié nous faisant défaut une fois de plus). Par ailleurs, nous sommes en droit de supposer que les «pré-visions», tout comme les souvenirs, sont susceptibles d’être refoulées dans l’inconscient lorsque leur nature trop perturbatrice pour la conscience l’exige. Et, toujours dans le même ordre d’idées, on peut aisément admettre que la faculté de précognition, aussi développée qu’elle puisse être, ne donnera jamais accès qu’à des événements partiels, fragmentés, déformés même et qu’elle ne saurait reproduire avec précision l’enchaînement complet de nombreux événements secondaires qui se sont combinés pour aboutir à l’événement marquant dont quelques bribes seulement seront susceptibles d’être «pré-vues». (Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer un souvenir même relativement récent pour se rendre compte à quel point en dehors de l’événement lui-même, tout ce qui l’entoure est flou et davantage déduit que véritablement mémorisé.) Tout ceci pour bien marquer que même une vision nette d’un événement «à venir» offrirait vraisemblablement peu d’éléments d’information susceptibles de permettre d’en modifier le cours (et ceci d’autant plus que l’événement sera lointain). À vrai dire, il semble beaucoup plus probable que le contexte même de l’événement (en proportion de son éloignement) céderait la place à la charge émotive qu’il contient (on se souvient plus facilement de paroles blessantes que des échanges qui les ont suscitées). Cette improbabilité que la précognition fournisse le moyen d’agir sur les événements «pré-vus», ajoutée à l’illogisme de cette supposition que nous relevions plus haut, semble confirmer l’immuabilité des événements «à venir» ou, tout au moins, ne nous permet plus d’éviter l’accablante question du Destin. Si je peux avoir conscience d’événements qui ne me sont pas encore arrivés sans rien pouvoir y changer, cela implique-t-il que mon avenir est tracé d’avance? (Troublante question qui, j’en ai bien peur, va me forcer cette fois encore à recourir aux vertus exaltantes de la caféine…)
(Merde, voilà que je peux pratiquement prendre mon pouls juste en observant le tressautement continu de mes lunettes!)
Puisque nous sommes maintenant poussés dans nos derniers retranchements et qu’il nous faut regarder en face l’effroyable Destin, eh bien, regardons-le, mais attentivement…
Nous avons tout au long de nos réflexions traîné cette idée que, peut-être, bien que nous n’en ayons pas encore conscience, notre vie se déroulait déjà «en réalité» de façon déterminée et irréversible. Mais, la véritable question ne se réduit-elle pas ici à établir à quelle réalité nous faisons précisément allusion? Pour ce faire, nous devrons à nouveau user du passé comme point de référence analogique (en empruntant toutefois une voie un brin plus tortueuse, il faut bien le dire).
Supposons que moi, maintenant, je considère la vie d’un homme actuellement mort, celle, par exemple, de Henry Miller. Je sais qu’au début de la quarantaine, il quittera l’Amérique pour vivre à Paris où il débutera sa carrière d’écrivain, qu’il ne connaîtra vraiment le succès qu’à la fin de sa vie, qu’il mourra à 89 ans, etc. Ceci est vrai de mon point de vue présent (enrichi de ma «connaissance» de son passé). Bien sûr, rien de ce que je sais maintenant lui être arrivé au cours de sa vie n’avait la moindre réalité pour Miller lui-même lorsque, âgé d’une vingtaine d’années, il se faisait chier à la boutique de tailleur de son père (même en supposant que quelques parcelles de son avenir aient pu lui apparaître lors de rêves prémonitoires, par exemple). Mais, puis-je affirmer que ce que je connais du passé des morts ou du mien était destiné à se produire simplement parce que je sais maintenant que les événements se sont effectivement déroulés de telle ou telle façon? Est-ce que je peux affirmer que bien qu’il n’en ait rien su à vingt ans, Miller devait «en réalité» écrire Tropique du Cancer vingt-trois ans plus tard?
S’il le «devait», ce n’est jamais que parce que je sais qu’il l’a fait. C’est donc la connaissance que j’en prends qui fixe définitivement le passé. Et d’ailleurs, si l’on y réfléchit bien, le passé, celui que je connais, est-il véritablement fixé de façon définitive? Ne suis-je pas susceptible d’apprendre de nouvelles choses sur mon passé ou celui des autres qui le préciseront davantage? N’arrive-t-il pas que l’on nous dévoile des aspects de notre passé qui nous étonnent, qui contredisent même nos souvenirs et, en partie, l’idée que nous nous faisions de nous-même à un certain âge? Si nous ne mettons pas en doute l’authenticité des informations qui nous sont alors fournies, n’est-on pas en droit d’affirmer que nous les utiliserons sans doute pour littéralement changer notre passé? On peut également penser, d’un point de vue plus large, à la mouvance perpétuelle de l’Histoire, les «faits» historiques se modifiant au gré des valeurs dominantes toujours fluctuantes (à tel point que le passé le plus lointain ne cesse de se préciser à mesure que l’avenir le «révèle»).
On le voit bien, le passé est d’abord un point de vue. Il n’est jamais définitif, mais simplement plus défini que l’avenir tout en l’étant moins que le présent. Le passé ne serait en somme que le point de vue du présent enrichi de la connaissance de ce qui le précède (avec tout ce que cette connaissance comporte de mouvance et d’approximation). Pas plus que l’avenir donc, le passé n’existerait «en réalité». Et, bien entendu, la précognition (considérée comme «mémoire inversée») ne saurait offrir rien de plus (ce qui, tout de même, serait déjà pas mal) que la possibilité d’un point de vue du présent enrichi de la «connaissance» de ce qui lui succède. Point de vue à partir duquel il serait, reconnaissons-le, passablement hasardeux de conclure à une quelconque prédestination (au moins autant, en tout cas, que de conclure que le passé était en quelque manière inéluctable).
Et donc heu… attendez un peu là… où est-ce que je voulais en venir avec tout ça déjà? Hum…on dirait bien que je me suis quelque peu égaré… Eh bien, en conclusion, je dirai que c’est bien joli de s’agiter le bocal à grands coups d’expressos et de dilettantisme philosophico-je-sais-pas-quoi, mais on ne doit pas pour autant perdre de vue que l’incertitude à l’égard de l’avenir est inversement proportionnelle au soin que l’on met à se sustenter suffisamment et en temps opportun; alors si ça vous dérange pas là, je vais m’abrutir de mastication, déglutition et broyages alimentaires divers parce que les abus de caféine et de cérébralesques divagations, finalement, ça creuse davantage l’estomac que les idées…