dimanche 31 mars 2013

L’art de présenter les choses

Petite matinée pantouflarde où je ressors un bon vieux Sherlock Holmes… Personnage qui m’a toujours captivé, résistant avec une belle vigueur, pour peu qu’on retourne à la source, aux édulcorations et travestissements que lui ont fait subir les innombrables adaptations télévisuelles comme cinématographiques depuis des décennies. Les fameuses capacités déductives qui en ont fait le succès ayant d’ailleurs toujours été la dimension qui m’intéressait le moins. Non qu’elles m’aient paru, de prime abord, tellement invraisemblables. Au contraire, la logique adroitement mise en scène par Conan Doyle me semblait plutôt irréprochable. Simplement, comme bien d’autres, j’étais juste un peu agacé de ce sens de l’observation toujours en éveil, qui ne ratait jamais le détail capital, enchaînait sans faille les plus judicieuses déductions à tous les coups. En fait, la seule manipulation que j’y voyais tenait à l’avantage dont il bénéficiait en étant guidé par un auteur qui, lui, connaissait dès le départ l’issue de l’analyse puisqu’il en fixait lui-même le terme dernier. Auteur qui ne se privait pas non plus d’exposer très simplement au lecteur l’infaillible méthode du célèbre détective.

Voici, par exemple, ce qu’on trouve dans l’introduction d’une nouvelle intitulée « Les hommes dansants » :

(Après avoir stupéfié Watson en le perçant inopinément à jour, Holmes dévoile le procédé à l’origine de cet effet saisissant.)

« …Il n’est pas réellement difficile de construire une suite de déductions, chacune dépendant de la précédente et simple par elle-même. Si, après l’avoir fait, on laisse tomber toutes les déductions intermédiaires pour ne présenter à son auditoire que le départ et l’arrivée, on peut produire un effet considérable quoique factice parfois. Ici, il n’était pas vraiment difficile, après avoir regardé le sillon entre votre index gauche et votre pouce, de prédire avec certitude que vous n’avez pas l’intention d’investir votre petit capital dans des terrains aurifères.
– Je ne vois pas le rapport.
– Tant pis. Il existe pourtant. Voici les anneaux manquants de cette chaîne simplette. 1° Quand vous êtes rentré du club la nuit dernière vous aviez de la craie entre votre index gauche et le pouce; 2° Vous vous mettez de la craie à cet endroit quand vous jouez au billard, pour assurer votre queue; 3° Vous ne jouez au billard qu’avec Thurston; 4° Vous m’avez dit il y a quatre semaines que Thurston avait une option sur un domaine en Afrique du Sud, option qui expirait dans un mois, et qu’il vous avait proposé de vous mettre pour moitié dans l’affaire; 5° Votre carnet de chèques est dans mon tiroir et vous ne m’avez pas demandé la clef; 6° Vous n’avez donc pas l’intention d’investir votre argent de cette façon. »

Parfaitement limpide et d’une grande simplicité en effet. Normalement, mon scepticisme se serait limité, comme je le mentionnais plus haut, à faire valoir que l’auteur, sachant où il voulait en venir, a en fait construit cette chaîne à l’envers, en partant du résultat, ce qui est évidemment beaucoup plus facile. Où alors, dans mes plus mauvais jours, jouant l’avocat du diable, j’aurais, par exemple, argué qu’Holmes aurait tout de même pu se fourvoyer; il aurait suffi que pour une raison imprévisible Thurston ait fait faux bond à Watson et que ce dernier se soit trouvé un partenaire de fortune pour que sa suite de déductions tombe à plat. Mais aujourd’hui, après trois expressos, mes neurones en folie me dévoilent enfin la véritable astuce.

En fait, tout repose ici sur l’art de présenter les choses de façon à créer l’illusion d’une suite de déductions qui n’en est pas une. Car la phrase piège est la première : « Il n’est pas réellement difficile de construire une suite de déductions, chacune dépendant de la précédente et simple par elle-même. » On a tendance à la négliger puisque l’explication de Holmes porte sur la cause de l’effet de surprise, qui consiste à ne présenter que les premier et dernier termes de cette suite prétendue, et non sur les déductions elles-mêmes.

Or, à y regarder d’un peu plus près, on constate aisément qu’il ne s’agit nullement d’une « suite de déductions, chacune dépendant de la précédente ». On ne trouve dans cette suite, en dehors de la conclusion finale, que deux déductions s’appuyant en vérité sur quatre faits préalablement connus de Holmes. Ces quatre faits sont indépendants les uns des autres et ne découlent d’aucune déduction; les voici :
1- Watson ne joue au billard qu’avec Thurston.
2- Thurston a fait une proposition d’affaire à Watson dont le délai arrive à échéance.
3- Le carnet de chèques de Watson se trouve dans un tiroir dont Holmes possède la clef.
4- Watson n’a pas demandé cette clef.

Des troisième et quatrième faits combinés, on déduit aisément que Watson ne compte pas user de son carnet de chèques. De cette déduction combinée à la première (les traces de craie indiquant que Watson a joué au billard) et aux deux premiers faits, on conclut sans difficulté que Watson n’a pas l’intention d’investir.

Pas si élémentaire qu’il n’y paraît, mon cher Watson! Emporté par la verve de son personnage, on en vient à l’oublier, mais voilà, Sir Arthur Conan Doyle est écrivain, pas logicien. (L’un n’exclut évidemment pas l’autre, mais leur rencontre donnera plus volontiers naissance à Alice aux pays des merveilles qu’à un détective aux facultés déductives foudroyantes…)

6 commentaires:

  1. :-) Suis une grande fan de Holmes, moi aussi...
    J'adore ton post! Un régal pour l'esprit...

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  2. J'aime la suite déductions créatives dont j'ignore l'issue quand elle se construit dans l'écriture. C'est comme partir à la recherche de quelque chose qui va se révéler satisfaisant. Un peu comme suivre les cailloux du petit Poucet mais pas vraiment les suivre, se perdre dans le bois à droite ou dans le champs à gauche. Une fois perdue, c'est souvent là que je trouve la finale à mes nouvelles, celle qui ralliera toutes mes idées semées en chemin. Merci pour ce billet.

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    1. ah, c'est mon moment favori ça dans un processus de création, quand après m'être démené comme un forcené je me perds, arrive dans une impasse, remets tout en question, désespère et, brusquement, le bon geste, la bonne transition, le bon choix, le bon je sais pas trop quoi au fond surgit et paf! tout se met en place, trouve son sens et livre enfin ce que je cherchais depuis le début sans vraiment le savoir! (ce n’est pas de la déduction ni tout à fait de l’intuition, plutôt une logique sous-jacente, un genre de mathématique inconsciente...)

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    2. Ouiiii... je parle aussi de mathématique mais non calculé un peu comme si on se connectait à la source mère et que de cette source naît une perfection, comme la nature ou la biologie qui sont des mécaniques remarquables. Je crois que lorsque l'on fait taire le mentale, on arrive à cette source et que tout devient juste est mesurable, un puzzle parfait. Le corps est une machine magnifique. Les enfants ont accès facilement à cet énergie primaire, ce feu qui nous habite et qui créer le mouvement. Je pourrais parler des heures du processus. Je trouve que c'est un sujet passionnant.

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  3. Superbe cette analyse des propos de Holmes ! C'est la première fois que je lis une analyse "critique", habituellement les commentateurs sont tous admiratifs devant les déductions de notre cher détective, mais là tu as démonté le mécanisme mis en place par Conan Doyle d'une façon très fine.

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    1. Merci de cette appréciation Shamash et bienvenue! En effet (et c’est un peu ce qui m’a poussé à écrire ce texte), soit on est en admiration devant les remarquables facultés de Holmes, soit on ironise sur son infaillibilité, mais au fond tout le monde semble adhérer à cette idée qu’il arrive à de si remarquables résultats par la seule vertu du procédé sans faille décrit par l’auteur...

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